La Cour d’Appel de Paris a infirmé un jugement du Tribunal de Grande Instance qui avait jugé que le scénario et le téléfilm inspirés de la vie de Charlotte Delbo ne constituaient pas une contrefaçon des livres autobiographiques de cette célèbre résistante.
Charlotte Delbo est l’auteur de six ouvrages qui traitent notamment de son expérience vécue de la déportation au camp d’Auschwitz Birkenau. La légataire universelle de cette femme de lettres était investie des droits moraux sur l’ensemble de ces livres et des droits patrimoniaux sur deux pièces de théâtre composant cette œuvre. La société LES EDITIONS DE MINUIT détenait quant à elle les droits patrimoniaux sur les six ouvrages restants.
La société de production NATIVE a sollicité l’accord de la légataire universelle sur un scénario de téléfilm intitulé « Rideau rouge à Raisko », adaptant la trilogie d’ouvrages consacrés à Auschwitz et les deux pièces de théâtre en vue de produire un téléfilm destiné à être diffusé par FRANCE TELEVISIONS. Estimant que ce projet dénaturait le récit de Charlotte Delbo, son héritière a refusé de consentir à cette adaptation. Le producteur n’a pas pour autant renoncé à son projet, en affirmant que son film « ne serait qu’une fiction inspirée de faits et de personnages publics, basée sur d’autres sources documentaires que les récits de Charlotte D ». C’est dans ce contexte que les ayants droit de l’auteur ont procédé à des saisies contrefaçon au siège des sociétés de production et de diffusion, avant de les assigner conjointement avec les auteurs du scénario devant le Tribunal de Grande Instance de Paris. Le jugement rendu a débouté la légataire universelle et les EDITIONS DE MINUIT de leur action en contrefaçon. La Cour d’Appel a infirmé cette décision.
L’arrêt rendu le 22 décembre 2017 s’est attaché à comparer les six ouvrages antérieurs avec le scénario et le téléfilm « Rideau rouge à Raisko ». Les ayants droit reprochaient la reprise de 12 scènes caractéristiques des livres de Charlotte Delbo, de descriptions de lieux et d’objets caractérisés, d’expressions et de choix lexicaux ainsi que la reprise « des tableaux exprimant la pire cruauté et la vision des fours crématoires, au loin, depuis le commando de Raisko ». La Cour rappelle qu’il est « constant qu’en matière littéraire la contrefaçon ne peut résulter de la reprise d’une idée ou d’un thème mais seulement de la reproduction de l’expression ou de la forme dans laquelle cette idée ou ce thème se trouvent exprimés, notamment dans la composition du sujet, l’enchaînement des situations ou des scènes, et des caractéristiques originales qui donnent à l’œuvre sa physionomie propre ». Par ailleurs, « si le fait historique ne donne pas prise au droit d’auteur, il en va différemment de la narration originale faite par un auteur de ce fait historique ». A ce titre, les récits en cause « correspondent certes à des moments vécus par elle au sein des camps, mais ils sont relatés dans une approche littéraire et une forme qui lui sont propres, sans lien avec un recueil de faits historiques ou même un récit documentaire ».
La note d’intention du réalisateur et la lettre d’engagement du diffuseur revendiquaient clairement la volonté de procéder à une adaptation audiovisuelle de l’œuvre de Charlotte Delbo. L’arrêt relève en outre que même s’il ne semblait pas avoir été diffusé, le téléfilm avait été présenté à FRANCE TELEVISIONS et avait été programmé dans divers festivals. Il avait par ailleurs reçu le « prêt à diffuser » (PAD) accepté par le diffuseur et était accessible au catalogue de son distributeur. Ainsi, « même limitée à un public professionnel, cette communication du film vaut divulgation et cette divulgation du film vaut divulgation de son scénario définitif ».
Au terme de sa comparaison des œuvres en cause l’arrêt juge que « le fait que les détenues soient entassées dans l’œuvre « Convoi du 24 janvier » et qu’elles le soient effectivement dans le scénario et le film, que dans la même œuvre le laboratoire de Raisko soit « une baraque en bois neuve et propre », qu’il y ait des paillasses et des douches et que le laboratoire soit également en bois neuf et propre dans le scénario et le film et qu’il y ait des lits individuels équipés de paillasses et des douches, ne suffit pas à caractériser la contrefaçon des œuvres littéraires en dehors de la reprise d’une forme littéraire particulière décrivant ces éléments ; il en est de même de la vision des fours crématoires qui dégagent de la fumée, du leitmotiv « tenir » pris isolément des scènes, de la comparaison avec des fourmis reprise dans le scénario mais pas dans le film, de l’expression « bonjour fillette » qui n’y figure pas plus, du lexique « si/quand nous rentrerons » non appropriable ou de la phrase « il y en aura une qui rentrera ». Enfin les tableaux exprimant « la pire cruauté » encore incriminés par les EDITIONS DE MINUIT ne sont pas en tant que tels appropriables au titre du droit d’auteur pour les mêmes motifs ».
Par voie de conséquence, si la déportation de l’auteur « constitue bien un fait historique, les similitudes répétées dans la composition des œuvres en cause, le développement, l’agencement des idées, l’emprunt de l’expression originale donnée aux œuvres premières, l’approche qui leur est propre tout comme la reprise des expressions précises utilisées par Charlotte Delbo dans ses écrits ou encore des situations particulières ou des métaphores, caractérisent la contrefaçon des six œuvres revendiquées, les points de ressemblance portant bien sur des éléments originaux pour lesquels l’auteur a fait des choix narratifs et descriptifs propres qui dépassent la simple relation de faits historiques ». Le producteur ne pouvait pas davantage invoquer l’exception de courte citation « dès lors, d’une part que les emprunts sont répétés, et d’autre part et en tout état de cause, que le film incriminé et son scénario ne sont pas une critique de l’œuvre de Charlotte Delbo, ni l’instrument d’une polémique ni encore une œuvre pédagogique, scientifique ou d’information mais une fiction grand publique, d’ailleurs classée par le distributeur dans le genre comédie (sic) ».
La contrefaçon était caractérisée mais la Cour n’a pas pour autant fait droit aux demandes d’interdiction de l’exploitation du scénario et du film litigieux, cette mesure apparaissant « disproportionnée compte tenu des reprises partielles des ouvrages qui sont incriminées ». Les ayants droit n’ont pas non plus obtenu l’interdiction de commercialisation et de diffusion du téléfilm « en l’absence de mise en cause de l’ensemble de ses coauteurs ». Pour fixer l’indemnisation des ayants droit, la Cour a tenu compte du fait que la divulgation du film avait été limitée à un public professionnel, de la reprise partielle des ouvrages et de l’impossibilité de calculer le préjudice « en fonction du prix d’achat des droits sur le scénario contrefaisant ni par référence au budget global de production du film, ni encore sur la base de la marge bénéficiaire du producteur ». Le préjudice patrimonial a en définitive été indemnisé à hauteur de 10.000 euros pour le légataire universel et de 20.000 euros pour les EDITIONS DE MINUIT. La violation du droit moral à la paternité à parallèlement été réparée par l’allocation de 10.000 euros.
La faute de négligence imputée à FRANCE TELEVISIONS a en revanche été écartée au motif que ce diffuseur, qui n’était pas intervenu « dans le processus d’écriture ni de production du film litigieux », avait alerté le producteur des réclamations des ayants doit avant de renoncer à la diffusion du film dans l’attente de la solution du litige.
Cour d’Appel de Paris, Pôle 5, Chambre 2, arrêt du 22 décembre 2017
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